Que recouvre aujourd'hui la notion d'"art contemporain africain" ? Nous avons déjà publié un article sur le sujet, mais nous vous invitons maintenant à considérer cette question d'une perspective socio-culturelle et collective. Quels sont les enjeux du fait d’examiner et de penser les pratiques artistiques contemporaines à travers ces concepts ? Soumise à des critiques pertinentes, cette notion identifie toujours un large ensemble de pratiques qui ont en commun leur souci de transcender le (danger d'une) histoire unique de l'"Afrique" aussi ancrée dans la culture populaire, et de modifier le récit de l'histoire de l'art. L'art contemporain africain a toujours été en phase avec son époque, évoluant parallèlement aux appels à l'émancipation provenant d'une génération post-coloniale, refusant d'être définie par le poids de l'héritage colonial ou examinée à travers des grilles de lectures coloniales. En tant que tel, l’art contemporain africain est en constante évolution et reflète les espoirs et les scénarios d'une communauté créative en relation avec l'Afrique et sa diaspora.
En cette deuxième décennie du siècle, les artistes, penseurs, conservateurs, praticiens de la culture et tous ceux qui tentent d'appréhender la notion d'Afrique en dehors de son cadre représentatif et colonial, doivent faire appel au potentiel visionnaire de l'art. La pensée et l'art n'ont jamais été exclusifs - encore plus dans le contexte actuel. Achille Mbembe et Felwine Sarr, deux éminents chercheurs et philosophes, ont plaidé pour la création d'un nouveau train (critique) de pensées, d'imageries et de paradigmes qui permettent la réinvention, la repossession et la réécriture des histoires africaines et noires.
© Yinka Shonibare 'Woman Shooting Cherry Blossoms' (2019) for his solo exhibition "Flower Power" at Fukuoka City Art Museum, Japan
La contemporanéité des pratiques actuelles réside dans l'élan décolonial qui anime de nombreuses initiatives artistiques et culturelles. Depuis ses débuts, l'art contemporain africain a été un espace créatif où les artistes ont pu remettre en question, et offrir de nouvelles perspectives sur l'histoire de l'art moderne et de la modernité. Les expressions esthétiques et culturelles de l'Afrique et de sa diaspora se sont longtemps vues refuser une influence dans le déroulement du modernisme. Les œuvres d'artistes tels que Yinka Shonibare, Meschac Gaba ou Ayana V. Jackson affichent un changement de perspective et une ré-appropriation de la narration qui s'éloignent d'une imagerie eurocentrique de l'Afrique, de ses cultures, de sa contribution artistique et de sa diaspora.
Meschac Gaba - Perruques-Architecture, 2006, installation with hurban buildings shaped wigs, variable dimensions. Photo Ela Bialkowska
En 2017-2018, la 11ème édition des Rencontres de Bamako (la Biennale africaine de la photographie) était intitulée "Afrotopia", d'après le livre du même nom de Felwine Sarr. Plus récemment, la Saison Africa2020 qui s'est tenue en France et dont le commissaire était N'Goné Fall, a veillé à rassembler une variété de voix africaines, issues de différentes disciplines, de différents milieux et de différentes franges de la société, pour envisager collectivement des futurs possibles. Les expositions, projets et rencontres proposés dans le cadre de cet événement majeur mettent en avant de nouveaux discours et rhétoriques (visuelles) basés sur des connaissances endémiques - voir l'exposition L'Université des Futurs Africains.
The cover of Felwine Sarr 'Afrotopia' Philippe Rey (2016)
L'art contemporain africain n'est pas sourd aux voix qui appellent au changement, à une perspective intérieure et rigoureuse sur l'Afrique, et à un changement de perception constitutionnel de la condition afro/africaine. Ce domaine a été le catalyseur d'une réelle utopie collective, et une plateforme où la réalité et les références pouvaient être questionnées et potentiellement reconfigurées. De manière très explicite, et à titre d'exemple, l'artiste visuel suédois Nikolaj Jesper Cyon propose une "carte d'une Afrique qui était ou aurait pu être si l'histoire s'était déroulée un peu différemment" - Alkebu-Lan 1260 AH.
Alkebu-lan 1260 AH — Nikolaj Jesper Cyon
Un point indiscutable des intentions de l’art contemporain africain a toujours été de s'attaquer aux images stéréotypées et régaliennes qui ont fini par réduire considérablement notre compréhension du continent africain et de sa diaspora. En conséquence, la culture visuelle contemporaine a produit une esthétique du caractère, de la fierté et de la dignité - surfaite à certains égards. L'affirmation et l'émancipation du soi qui caractérisent les productions visuelles postcoloniales semblent de plus en plus complétées par l'exploration des pratiques, des modèles, des mythes et des symboles indigènes. Cette exploration traduit la recherche de nouvelles références et formes de connaissances dans lesquelles les artistes trouvent de plus en plus d'inspiration. À une époque où nous nous débattons ouvertement avec le cours et le parti pris de l'histoire mondiale, l'art contemporain africain devient un site de mémoire, de relecture de l'histoire, et de futur(s) tangible(s).
Amado Alfadni 'The Lucky No. 2701' (2017)
Sarr et Mbembe – parmi tant d’autres - ont souligné l'importance des arts et de la culture dans la création d'espaces où la formation de nouvelles imageries et de nouveaux paradigmes (culturels) peuvent avoir lieu - notamment à travers Les Ateliers de la Pensée, qu'ils ont initiés ensemble en 2016 à Dakar. De tels espaces rassemblent la richesse, la multiplicité et la diversité des expressions créatives de l'Afrique par lesquelles des formes de connaissance ignorées, innovantes ou synthétiques peuvent être imprégnées. Le résultat de ces processus créatifs et de ces inspirations permet de réimaginer l'idée générale de l'Afrique.
Maliza Kiasuwa 'Incomplete 1' (2021)
Lorsque l'on se réfère à l'"art contemporain africain", et évidemment, l'"art africain", on adresse inévitablement un ensemble d'images, de croyances, de noms ou de styles qui, à leur tour, informent notre compréhension du concept. Les pratiques contemporaines perturbent ces attentes en partageant leur volonté de rompre avec la charge d'attribution véhiculée par une telle dénomination. Avec cette position en commun, les multiples expressions et pratiques qui se rapportent au concept d'art contemporain d'Afrique et de sa diaspora, affichent une volonté sans compromis d'aller au-delà de la simple représentation. Au final, elles proposent de nouvelles interprétations et lectures de la réalité globale. Critique et engagé dans son fondement, l'art contemporain africain se trouve à un moment historique et socio-culturel où il peut jouer un rôle influent dans l'élévation de notre imagination collective. C'est un terrain fertile pour l'itération et la formation de références culturelles et de connaissances nouvelles/ravivées, qui sont essentielles au progrès, aux revendications et aux aspirations de toute une communauté. L'art contemporain africain caractérise donc des pratiques qui peuvent s'extraire des implications omniprésentes et restrictives de l'usage colonial du terme pour créer des relations imaginatives nouvelles et significatives.